Je n’aurai jamais imaginé aller à Saint-Pétersbourg un jour et encore moins y arriver en train depuis Helsinki. Ce petit détour par la Russie m’a permis de croiser des plaques de regard de chaussé ornées d’une drôle de bête que je vais essayer de vous présenter. Ce sera également l’occasion de faire un bon de près de 140 ans dans le passé.
Le calamar électrique
A quelques pas du musée de l’Ermitage, dans une rue de l’ancienne capitale encore sous sa parure de neige, j’ai eu la chance d’apercevoir une plaque ornée d’une forme étrange en son centre. Cette silhouette m’évoquait celle d’un calamar au corps mince et allongé dont les tentacules zigzaguaient telles des éclairs recourbés vers l’arrière de son corps.
En regardant plus attentivement, on peut remarquer que cette bête n’a que deux paires de bras, plus un très court pointé droit devant elle dans le prolongement de ce qui pourrait être sa tête. Quel est donc cet étrange animal ?
Au dessus et en dessous du calamar on peut lire en lettres capitales cyrilliques : ТЕЛЕФОН (telefon) et КАБЕЛЬ (kabel’). Pas besoin de savoir parler russe pour en déduire que cette plaque a donc un lien avec le réseau de câbles téléphoniques. Encore faut-il trouver quel lien.
Le téléphone russe
Si on s’intéresse à la téléphonie russe, il faut d’abord retourner un peu plus vers l’ouest et parler de deux compagnies suédoises : la Compagnie de téléphone publique de Stockholm (Stockholms Allmänna Telefonaktiebolag, SAT) fondée en 1883 par Henrik Tore Cedergren, et la L. M. Ericsson fondée en 1876 par Lars Magnus Ericsson, qui ont travaillé ensemble en Russie à partir de 1889 en tant que Compagnie de téléphone Cedergren russo-suédo-danoise (Poccийcкo-Швeдcкo-Дaтcкaя Тeлeфoннaя Кoмпaния Цeдeргpeнъ A.О.).
Le logo de la SAT
Si on regarde le logo de la compagnie SAT utilisé entre 1883 et 1918, on retrouve les cinq flèches dont une courte pointant droit devant et quatre zigzaguant vers l’arrière. Tel un flambeau d’où jailliraient ces éclairs, l’objet au centre est l’écouteur d’un des premiers modèles de téléphone. On peut d’ailleurs voir les deux bornes de branchement à l’arrière de l’écouteur. Il n’y a aucun doute que le motif sur la plaque tire son origine de ce logo, en revanche, pourquoi cet écouteur s’est-il allongé au point de devenir méconnaissable ?
Le site russe Logowork.narod.ru, apporte des éléments de réponses. Son auteur a eu la prévenance et la gentillesse de traduire la page où il traite de plusieurs plaques du réseau téléphonique répertoriées à Moscou.
En résumé, à partir de 1881, la Bell Telephone Company a bénéficié d’un contrat d’exclusivité de 20 ans. A son terme, la gestion du réseau téléphonique en Russie a été transférée au gouvernement russe qui a alors lancé un appel d’offre. C’est alors la Compagnie de téléphone Cedergren russo-suédo-danoise qui remporta le contrat pour une durée de 18 ans.
A partir de 1902, la compagnie reçoit la permission de travailler dans tout le pays et commence par rénover le réseau téléphonique en remplaçant les câbles aériens de la Bell Telephone Company par des câbles sous-terrains.
Nationalisation du téléphone
1918 est une année difficile à la fois pour les deux associés de la Compagnie de téléphone Cedergren russo-suédo-danoise qui accusent le contrecoup de la Révolution russe. En effet, après la Révolution d’octobre, le réseau téléphonique mis en place en Russie par la SAT, et les installations de la L M Ericsson à Saint-Pétersbourg sont nationalisés par les Soviétiques, devenant la propriété du nouveau Commissariat populaire des postes et télégraphes (NKPT) qui deviendra le Commissariat populaire de la communication (NKS) en 1932.
Et le logo dans tout ça ?
Sur les plus anciennes plaques, l’année 1902 (sur les plaques rectangulaires) ou 1901 (sur les plaques rondes) et le nom de la fonderie « PERENUD » étaient gravés. Ces plaques originales de la période pré-soviétiques présentent le logo de la SAT sans déformation notable.
Mais après la révolution, bien que l’écouteur téléphonique et les éclairs aient été conservés car ils étaient devenus des symboles familiers associés au réseau téléphonique, des libertés graphiques ont été prises avec le modèle de référence.
A propos de changements, sur le pourtour de la plaque on devine le tracé d’une étoile à dix branches. Celle-ci a remplacé l’étoile à douze branches qu’on retrouve dans le logo original de la SAT.
En conclusion, si on se réfère aux différents modèles de plaques répertoriés sur le site mentionné plus tôt, ces plaques aperçues à Saint-Pétersbourg remonteraient au plus loin aux années 1930, mais nos plaques différent des plaques installées à partir de 1932. En effet, la mention KABLE remplace l’abréviation NKS, ce qui pourrait laisser penser que nos deux plaques seraient plus récentes. C’est ce qui expliquerait d’autant plus la transformation de cet écouteur devenu un simple élément graphique au fur et à mesure que le souvenir des premiers écouteurs téléphoniques s’estompait.
Sources et ressources
Photos : Perce-image
Ill.1 : https://telhistory.ru/eng/collection/sorting/nastennyy_telefonnyy_apparat2820/
lll2. : https://telhistory.ru/eng/collection/sorting/telefonnaya_trubka2282/
- A propos des plaques du réseau téléphonique de Moscou : http://logoworks.narod.ru/city/wells1en.html
- Pour les curieux qui ont croisés d’autres plaques russes : https://www.tema.ru/eng/travel/mexp/
- Page officielle de l’histoire de la société Ericsson : https://www.ericsson.com/en/about-us/history
- Forum sur l’histoire de la société Ericsson : https://www.esato.com/board/viewtopic.php?topic=48353
- L’évolution des logos de la société Ericsson entre autre : https://logos.fandom.com/wiki/Ericsson
- Exemple de représentation du logo de la SAT : https://sv.m.wikipedia.org/wiki/Stockholms_Allm%C3%A4nna_Telefon_AB
- Catalogue des produits L.M. Ericsson, 1897 : https://www.ericsson.com/assets/local/about-ericsson/ericsson-history/product-catalogues/documents/b4.1_1897.pdf
- Liste des catalogues L.M. Ericsson, archivés : https://www.ericsson.com/en/about-us/history/sources/product-catalogues