Situé à quelques kilomètres à l’est de Tôkyô, dans la ville de Hachiôji, le Mont Takao est un site bien connu des Tokyoïtes. Depuis le sommet du Mont Takao, on peut apercevoir le Mont Fuji, mais à ses pieds on peut croiser des plaques d’égouts sur lesquelles est représenté un personnage dans un drôle de costume.
Une image à démêler
Sur les plaques monochromes, on aperçoit facilement un personnage vêtu d’un kimono aux manches longues et amples. Il semble tenir dans sa main droite un bâton qui pourrait être orné de trois rangées de plusieurs boules. Sur sa tête, il porte une coiffe rayée, en amande.
Premiers indices
C’est en y regardant de plus près (et aussi en regardant la version en couleur) que l’on peut distinguer une silhouette placée juste derrière notre premier individu.
Sur les plaques en couleur, la coiffe et le costume de notre mystérieux personnage sont rouges et blancs avec des motifs verts en forme de feuille sur l’avant des jambes. À l’arrière, même si on peut deviner la forme d’une tête et celle d’un bras, la silhouette semble entièrement couverte d’un habit noir. Le fond de la plaque est jaune, et des ovales verts évoquent un feuillage stylisé.
Une scène de théâtre
Même si la couleur de fond est jaune, il ne s’agit pas d’une plaque de bouche d’incendie. D’abord car ce modèle de plaque existe aussi en monochrome mais surtout car l’expression « eaux usées » (osui, おすい) est inscrite en bas à droite, sur toutes les plaques de ce modèle.
La couleur jaune et la végétation stylisée rappellent le mur doré décoré d’une peinture de pin (Kagamiita, 鏡板) que l’on trouve au fond de la scène des théâtres nô mais aussi de certains théâtres de kabuki.
En cherchant dans le répertoire théâtral, une pièce de kabuki, intitulée Kotobukishiki sanbasô (寿式三番叟), semble correspondre à l’image représentée. Lors de cette pièce, le personnage principal est en effet traditionnellement vêtu d’une coiffe à rayures noir et or, ornée d’un rond rouge sur les faces latérales et d’une bande blanche à la base. Il porte un instrument avec des grelots (kagurasuzu, 神楽鈴), également utilisé pendant les cérémonies shintô.
Cette pièce est adaptée de la pièce rituelle du théâtre nô, Okina (翁) ou plus précisément de sa troisième partie qui met en scène la danse sacrée Sanbasô (三番叟), . Cette pièce n’est jouée qu’à l’occasion de représentations spéciales comme à la nouvelle année pour purifier et bénir l’espace et l’assistance.
Une marionnette…
La silhouette sombre à l’arrière de notre personnage, pourrait être un marionnettiste car en réalité le Kotobukishiki sanbasô fait également partie du répertoire du bunraku, le théâtre de marionnettes japonais dont la tradition remonte au XVIe siècle.
Dans le bunraku, les personnages sont actionnés par trois marionnettistes. Le marionnettiste principal, omozukai (主遣い), manie le tronc, la tête, le bras et la main droite. Le second, est appelé hidarizukai (左使い), il est responsable du bras et de la main gauches de la marionnette. Enfin, le ashizukai (足遣い) bouge les jambes et les pieds de la marionnette. Ces deux derniers marionnettistes sont totalement dissimulés sous un costume noir pour effacer leur présence au maximum. Néanmoins, dans le cas présent, pourquoi ne voit-on qu’un seul marionnettiste ?
… sur des roulettes
Pour éclaircir cette dernière zone d’ombre, il faut s’intéresser à une tradition de la ville où se trouvent ces plaques de regard de chaussée. En effet, il existe une forme de théâtre de marionnette où il n’y a qu’un seul marionnettiste, le kuruma-ningyô (車人形) qui tire son nom des marionnettes : ningyô ; et d’un petit siège à roulettes : rokuro-kuruma (ロクロ車). Cette technique a été créée vers la fin de l’ère Edo (1603-1868) à Hachiôji par la famille Nishikawa dont la cinquième génération dirige toujours la compagnie Hachiôji Kuruma Ningyô fondée en 1872.
Le marionnettiste est assis sur un petit siège à trois roulettes et peut actionner la marionnette tout seul. De la main droite, il tient généralement la tête. De l’autre main, il bouge directement la main droite de la marionnette et peut actionner la gauche par un mécanisme relié à ses doigts. Les jambes, quant à elles, peuvent être bougées grâce aux poignées que le marionnettiste tient entre ses orteils. Outre une liberté de déplacement dans toutes les directions, cette technique permet des mises en scène plus dynamiques.
Pour conclure, c’était un véritable plaisir de découvrir ce que cachait ce personnage et j’espère que cette présentation étape par étape d’une partie de la tradition théâtrale japonaise vous aura tenu en haleine jusqu’ici. Je vous retrouve bientôt dans un nouvel article adapté à la saison.
Sources et ressources
Photos : Perce-image
Pic. 1 : Keio Corporation, http://www.keio-takao.jp/details/kuruma_ningyou.html
Vidéos
Vid. 1 : kuma kuma
Vid. 2 : Bunraku Puppet Theater
Vid. 3 : higashi5551
- La pièce Okina (en japonais)
- À propos de Sanbasô :
http://www.glopad.org/jparc/?q=en/kabukidance/videos/sanbaso
https://kotobank.jp/word/三番叟-71322 (en japonais) - Pour en savoir plus sur Okina et Sanbasô :
http://www.the-noh.com/en/plays/data/program_067.html (en anglais)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nô - Kagurasuzu (en japonais)
- À propos du Noh et du Kyogen :
http://web-japan.org/factsheet/en/pdf/33Noh_Kyogen.pdf
http://web-japan.org/factsheet/fr/pdf/fr33_noh.pdf - Présentation du Bunraku
- La technique Kuruma-ningyô (en anglais)
- La structure et le maniement d’une marionnette
- À propos de la compagnie de Hachiôji Kuruma Ningyô :
https://en.wikipedia.org/wiki/Hachioji_Kuruma_Ningyo
http://www.mexicoescultura.com/actividad/116830/enlaces
Et pour les plus curieux, voici un extrait du Festival culturel de Tokyo de 2016 :
https://youtu.be/iSKZEYNABc8
J’aime beaucoup les plaques d’égouts / d’incendie japonaises. Elles sont toujours si jolies et remplie de symboles de la ville qu’elles représentent.
Pour celle-ci j’avoue au premier coup d’œil je n’aurais pas passé à une marionnette de théâtre. Bien joué!
Merci 🙂 Quand j’ai commencé, comme je n’avais croisé que les plaques sans couleur c’était un peu compliqué mais assez amusant de chercher des indices pour déterminer ce qui y était représenté. Puis j’ai croisé les plaques polychromes et surtout trouvé pas mal de ressources en japonais qui ont permis de confirmer ce que c’était. Maintenant, avec Instagram c’est beaucoup plus simple de trouver ds indices.